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LA CONVERGENCE: DES PROMESSES FOLLES AUX ESPOIRS DÉÇUS
Aussi bien les médias que les analystes financiers, les gestionnaires et les gourous des affaires sont à blâmer pour la folle aventure de la convergence qui a coûté des milliards de dollars aux épargnants, ont conclu les participants à un colloque organisé par le Consortium canadien de recherche sur les médias et le Centre d'études sur les médias en novembre 2002 à Montréal.
L'origine du « mirage » - Les voies de l'avenir
Le professeur Yves Rabeau, du département de stratégie des affaires à l'Université du Québec à Montréal, a ouvert le débat en récapitulant les déboires d'AT&T;, de QWest et de BCE, trois exemples d'entreprises engagées dans une frénésie d'acquisitions et de fusions au nom de la convergence, qui, dit-il, ne faisait que recouvrir deux stratégies d'affaires traditionnelles : l'intégration horizontale et l'intégration verticale. AT&T; était le modèle par excellence de l'acquisition horizontale. Elle tentait d'offrir tous les services : téléphonie avec et sans fil, et câble. Elle a vite fait plusieurs acquisitions et s'est lourdement endettée, pensant que sa stratégie du guichet unique, de la convergence des technologies dans une même entreprise, serait gagnante. QWest représentait les espoirs nouveaux. Nouvelle entreprise utilisant d'emblée la technologie en protocole Internet pour le transport de l'information à haute vitesse, elle a très vite bâti son réseau et une forte capitalisation boursière du fait de prévisions de revenus très optimistes. Elle a acquis une entreprise conventionnelle de téléphonie locale, US West, pour élargir sa clientèle et créer plus de trafic sur son réseau super performant. En introduisant une nouvelle culture dans une vieille entreprise, on pensait générer assez de revenus pour rentabiliser la transaction. La stratégie de BCE représentait la quintessence du modèle de convergence au Canada : la connectivité avec le réseau de Bell et une filiale, Bell Nexia, pour le transport de données à haute vitesse, l'acquisition d'entreprises d'informatique reliées à Internet comme BCE Emergis (e-commerce) et CGI (intégration des systèmes), et l'intégration d'entreprises de contenu (Globe & Mail, CTV, etc.). C'était une application typique de la convergence des trois pôles: contenu, connectivité et informatique. Le rêve n'a pas duré longtemps. Dès qu'il est apparu que les prévisions de revenus n'étaient pas réalistes et qu'on avait des excédents de capacité de production, il y a eu un écroulement boursier. AT&T; s'est décomposée en trois unités et s'est départie d'autres actifs pour faire face à sa dette. BCE a également vendu certains actifs. Au cours des deux dernières années dans le marché des communications, des valeurs boursières de l'ordre d'un million de millions de dollars se sont évaporées et 500 000 emplois ont été éliminés en Amérique du Nord. Quelle était la logique économique de cette stratégie de convergence ? Aurait-on pu adopter une stratégie de convergence qui ait du succès? Sans doute, mais il aurait fallu la fonder sur des prévisions beaucoup plus réalistes L'histoire se répète et on oublie les leçons du passé. Ces vagues de fusions et d'acquisitions se reproduisent de temps à autre. Les PDG pensent toujours avoir découvert un modèle d'affaires rentable, mais, en fait, l'intégration verticale réussit rarement : le plus souvent, elle a diminué les valeurs des actionnaires. La dernière vague contredisait aussi les tendances fondamentales de l'économie puisque la technologie Internet et le commerce électronique ont beaucoup contribué à fragmenter et à dégrouper les entreprises et les cha”nes de valeurs ajoutées en unités plus petites, qui communiquent par voie électronique. Le mouvement de fusions dans le secteur des communications allait donc en sens inverse de ce que la technologie Internet a créé dans les autres secteurs de l'économie. Élie Cohen, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique et professeur d'économie à l'Institut des sciences politiques de Paris, a ensuite fait l'historique des vicissitudes de Vivendi, l'entreprise française qui a tenté de se transformer d'une entreprise de services aux collectivités locales en entreprise globale de médias, emblématique de la convergence. Au moment o Jean-Marie Messier arrive à la tête de la Compagnie générale des eaux (CGE), l'entreprise est en quasi-faillite, victime de la bulle immobilière qu'a connue l'Europe au début des années 90. En 1994, ses pertes latentes liées à l'immobilier étaient supérieures à ses fonds propres. Messier rétablit la solvabilité de l'entreprise en mutualisant les fonds de réserve des différentes sociétés de régie des eaux et en leur imputant les pertes futures de l'immobilier. Au passage, il a découvert que l'entreprise était un invraisemblable conglomérat, avec des milliers de filiales dans une gamme incroyable de services. Et il y a remarqué des pépites intéressantes. Son ambition est dans la communication et les pépites qu'il a repérées sont dans ce domaine : une société de téléphone mobile appelée SFR, qu'il veut développer; une participation minoritaire dans Canal+, qui fait des bénéfices considérables et a une image moderne, et une participation dans Havas, à la fois maison d'édition, groupe de presse et société de publicité. Voilà donc la situation de départ : des activités historiques en forte perte et des potentialités de développement dans des activités que Messier n'a pas d'argent pour développer. Une fois réglé le problème de la recapitalisation, il s'intéresse de plus près à ces pépites. D'abord, il crée une société de téléphonie fixe, Cegetel, et se lance dans l'Internet. Il fait un montage financier complexe, qui consiste à faire financer le développement des télécoms par des partenaires extérieurs, British Telecom, l'américaine SBC et l'allemande Mannesmann. Le montage lui permet de conserver le pouvoir de gestion en n'ayant que 44 % de l'ensemble. En nouant une série d'alliances avec des actionnaires qui veulent se retirer, il prend le contrôle d'Havas et devient rapidement le principal actionnaire de Canal+. On est en 1998. Messier vient de créer Vivendi, avec un pôle environnement qui groupe les anciennes activités de la CGE, et un pôle communication dans lequel il a une société de téléphone dont il ne peut pas tirer le plein profit parce qu'il est minoritaire. Il est le premier actionnaire de Canal+, mais il n'a pas les moyens de le développer. Il prend alors une posture de visionnaire, disant que, dans le monde nouveau, il bâtira un groupe qui permettra l'accès instantané avec tous les terminaux possibles à toutes les sources d'information et de divertissement. Il rationalise ses réussites et ses échecs par une variété de discours sur la convergence, poursuivant l'objectif de constituer un grand groupe multicanaux, multiplateformes, multicontenus. N'ayant pas les moyens de ses ambitions, il se saisit d'une série d'opportunités. Dans un premier temps, il veut être opérateur alternatif de télécoms. Très vite, il découvre, avec la montée des valorisations des opérateurs de télécoms, alternatifs et historiques, qu'il n'a pas les moyens de jouer dans la cour des grands. Tout ce qu'il tente de ce côté est un échec. Dans un deuxième temps, il tente d'être grand opérateur Internet. Il essaie de s'associer avec AOL pour l'Europe, ça ne marche pas. Avec Havas dans son portefeuille, il produit le discours de la convergence contenu-Internet. Il fait donc un premier basculement qui ne décolle pas. Alors, il tente un coup avec la télévision. Il se trouve que Canal+ avait peu de temps auparavant acheté NetHold, qui opérait des systèmes de télé payante dans quelques pays européens. Grâce à cette acquisition, Canal+ était devenu le premier opérateur de télé payante en Europe. Il avait toutefois un grand concurrent: Murdoch et BSkyB. Messier cherche à le coincer. Il achète 20% des actions de BSkyB que détenait le groupe Pathé et propose à Murdoch de faire la grande alliance de la télé payante en Europe. Murdoch y consent, à condition de la gouverner. Messier ne peut accepter qu'un autre que lui gouverne. Donc, ça ne se fait pas. On est en mi-1999. Les marchés financiers sont fous, les valorisations des opérateurs de télécoms montent au ciel. Tout bouge et Messier se trouve démuni. Il fait alors une opération d'une folle audace, qui lui permet de sortir du trou et de constituer un groupe puissant. La séquence est la suivante. Mannesmann achète Orange, opérateur de téléphonie mobile anglais. Furieux que Mannesmann envahisse ses terres, l'autre grand du sans-fil britannique, Vodaphone, lance contre lui la plus grande OPA européenne. Messier, voyant l'intérêt qu'il peut tirer de cette confrontation, désigne deux groupes de négociateurs, en envoie un négocier avec Mannesmann et l'autre avec Vodaphone. À Mannesmann, il propose la fusion avec Vivendi pour constituer le premier groupe européen de télécoms. À Vodaphone, il propose de constituer ce qu'on appelle le portail multimédia, le fameux multi access portal (MAP), qui deviendra Vizzavi, et de déployer une stratégie Internet leur permettant, par le regroupement des potentiels de leur clientèle, de devenir d'emblée le premier portail mondial Internet, avec développement privilégié sur les mobiles, mais se déclinant aussi sur la télé grâce à Canal+ et ses futurs terminaux G2. Après avoir hésité entre l'intégration télécom et l'intégration Internet, Messier choisit la seconde. Il soutient Vodaphone, qui gagne sa bataille contre Mannesmann. Mannesmann est absorbée et au passage, Messier reçoit les deniers de Judas, soit la possibilité de monter dans le capital de Cégetel en reprenant une partie des actions de Mannesmann. Fin 1999, Messier est sur le papier grand acteur de l'Internet. Sur le papier, parce que le G2 n'est pas vraiment prêt et la téléphonie mobile cellulaire numérique n'est pas là non plus. Le concept même de portail multimédia est une fiction. Mais ces fictions font que le groupe Vivendi est valorisé en bourse à près de 100 milliards d'euros. C'est une réussite éblouissante. En cinq ans, Messier a quadruplé la capitalisation boursière de son entreprise. Là-dessus arrive la fusion AOL-Time Warner. Messier se dit que c'est le moment de faire une acquisition majeure grâce au papier dont il dispose de par cette valorisation assise sur deux projets fumeux. Il se met en position de chasse et l'affaire Seagram se présente. Grand sujet d'étonnement, il convainc la famille Bronfman, quintessence d'un capitalisme traditionnel, que son portail et sa bo”te G2 imaginaires valent des fortunes. Il réussit avec Seagram ce que fait AOL avec Time Warner : payer en papier sur des promesses de revenus futurs d'actifs très réels. On croit que la famille Bronfman a fait une bonne affaire parce que Messier lui offre une prime de 45% par rapport au dernier cours coté. C'est insensé puisqu'en fait, il paye avec du papier gonflé des actifs tangibles. Cette opération faite, Messier devient le patron de Vivendi Universal. Ce qui est frappant, c'est qu'on ne voit pas ce qu'il y a de dissymétrique dans la construction qu'il vient de réaliser. Il a en Europe un opérateur de télévision payante, qui n'est pas le vecteur idéal pour l'Internet. Par contre, il n'a pas de serveur Internet. Aux États-Unis, il a la première entreprise d'édition musicale, mais n'a pas de canaux de distribution. Il n'a même pas d'agrégateur de contenu. L'opération Seagram réussie, Messier passe à l'étape suivante, soit la prise de contrôle d'USA Networks. C'est la recherche de canaux de distribution aux États-Unis. Lorsqu'il annonce l'absorption d'USA Networks, le 11 septembre est passé par là et les marchés financiers se sont retournés. Ils commencent à demander de la vraie rentabilité et pas des promesses basées sur des clics. Là se termine la partie rationnelle de l'histoire de Vivendi. On entre dans une partie irrationnelle, qui va accélérer la faillite de l'entreprise. Se croyant grand prêtre et visionnaire de la communication et de la convergence, Messier décide de s'installer aux États-Unis et réalise en quelques mois une série de folles acquisitions. Pis encore, il finance la plupart en cash parce que la valeur de son titre s'est dégradée. Il s'expose à une situation de fragilité financière extrême. Après la faillite d'Enron et de WorldCom, Vivendi n'arrive plus à se financer. On va conna”tre, fin juin 2002, une crise de trésorerie aigu‘. Vivendi ne peut plus faire face à ses obligations et se débarrasse de son génial inspirateur le 2 juillet 2002. L'histoire montre le rôle des marchés financiers, qui ont permis d'acquérir Seagram. La fin de l'histoire, c'est la revanche des marchés financiers, qui ont permis à Messier d'exister, mais qui ont aussi programmé sa disparition.
Un panel composé de MM. Jean-Luc Landry, ancien président de la société de gestion de portefeuille Bolton Tremblay, Brian Milner, journaliste financier au quotidien The Globe and Mail, et Jean-Guy Rens, associé principal au cabinet de recherche en technologies de l'information ScienceTech et directeur exécutif de l'Alliance canadienne des technologies avancées (CATA), a tenté de répondre aux questions centrales du colloque : Qui a contribué à créer l'euphorie ? Quel rôle ont joué les promesses des gourous, les conseils des analystes financiers et les médias qui les ont répercutés ?
Jean-Luc Landry tient la théorie moderne de gestion de portefeuilles pour première responsable de la bulle des technologies. « Cette théorie suggère que le marché est efficace et qu'un gestionnaire ne peut obtenir des rendements supérieurs à l'indice du marché. Pourquoi? Parce que les investisseurs sont rationnels. Des milliers de personnes déterminent le futur d'une entreprise et l'escomptent à un taux commun. Il y a donc de bonnes chances que le prix des valeurs reflète le potentiel de l'entreprise et son risque. » Comment se fait-il que soudain, tout le monde fait erreur ? Une des raisons, dit-il, c'est la théorie elle-même. « Si le public avait cru que le marché des actions est un casino sans rapport avec la réalité, on n'aurait jamais eu la bulle ni les fusions et acquisitions d'entreprises. » Mais c'est justement parce qu'on croit que les marchés financiers sont efficaces et cotent raisonnablement les actions que les gens ont changé leur comportement et ont amplifié la bulle. Tous les secteurs de la société y ont participé, sauf les gouvernements. Les particuliers ont donc participé à la bulle, comme les gestionnaires de portefeuille, les analystes et les entrepreneurs. Brian Milner est plus sévère pour les analystes financiers et les médias. Outre qu'ils exagéraient grossièrement leurs pronostics, les analystes financiers avaient souvent des conflits d'intérêt qu'ignoraient les investisseurs. Les médias ont péché par omission. « Nous avons avalé le battage publicitaire sans faire nos devoirs. » Mais les analystes ont péché par action. Ils savaient ce qu'ils faisaient dans bien des cas. Jack Robin savait ce qu'il faisait quand il recommandait l'achat d'actions de WorldCom parce qu'il siégeait au conseil d'administration, que ses collègues de la banque d'affaires Solomon faisaient fortune avec les acquisitions de WorldCom et qu'il touchait sa part des bénéfices. Personne de ceux qui suivaient ses recommandations n'en savait rien jusqu'à très récemment. Faire de Jean-Marie Messier, de Steve Case, de Michael Amstrong, de Bernie Ebers et de notre Jean Monty des célébrités était une façon frivole de couvrir les affaires. C'était excitant, mais il aurait mieux valu creuser leur modèle d'affaires. « L'eussions-nous fait, nous aurions vu que Vivendi, WorldCom et le reste étaient des châteaux de cartes. » La convergence a rapporté... aux banquiers, qui ont encouragé les PDG à conclure ces transactions et ont empoché des millions en honoraires. Les analystes ont prodigué leurs conseils. Les journalistes n'ont évidemment pas joué leur rôle en poussant ces transactions et ces concepts. Comme les analystes, les médias n'ont prêté attention qu'aux profits trimestriels et, si une société fait beaucoup d'acquisitions, ses bénéfices sur papier paraissent bien parce qu'elle ajoute de la croissance à la première ligne des résultats. Un bon trimestre vaut toujours une bonne presse, même si les profits ne sont pas réels. « Il nous aurait fallu faire nos devoirs et, pendant un moment, nous les avons négligés », dit Brian Milner. Jean-Guy Rens croit improbable que les chefs d'entreprises se soient attardés à la lecture des gourous de la convergence. « Même s'ils l'avaient fait, dit-il, auraient-ils changé leur vision d'une industrie qu'ils connaissaient mieux que quiconque ? » Les médias ont tendance à privilégier les mauvaises nouvelles. Avec la numérisation et la convergence qui a suivi, ils tenaient enfin une « bonne » nouvelle. On ne peut pas à la fois leur reprocher un discours alarmiste et les stigmatiser pour avoir été euphoriques pour une fois qu'il y avait quelque chose de positif à annoncer. Ont-ils eu un impact sur la prise de décision? Ou les dirigeants d'entreprises ont-ils manipulé les médias pour accro”tre la valeur de leurs entreprises ? Il y a sans doute eu une interaction intime. Le phénomène Internet a lui-même contribué à court-circuiter les médias et les boursicoteurs en ligne ont joué un rôle parallèle aux médias pour alimenter les rumeurs. Avec les analystes financiers, nous approchons plus du cÏur de la question. Ils ont joué un rôle direct dans l'évaluation du potentiel économique de la numérisation technologique. Ils ont falsifié les analyses financières d'entreprises qu'ils conseillaient pour les aider à vendre leurs actions au prix fort. Comment expliquer que les gestionnaires de fonds d'investissement aient été bernés par les analystes financiers ? Les gestionnaires de fonds sont soumis à l'obligation de faire mieux que les indices boursiers. Battre l'indice boursier est leur raison d'être. Ils avaient donc intérêt à accepter les chiffres à la hausse des analystes financiers. Dès lors, la bulle spéculative pouvait cro”tre sans contrainte jusqu'à ce que les chiffres soient trop déconnectés de la réalité pour être crédibles. Des entreprises sans revenus valaient soudain des centaines de millions sur simple promesse d'expansion future. Peut-on donc imputer la responsabilité première aux analystes financiers ? « Ils ont contribué à la ruine de millions d'épargnants, mais ils ne sont pas la cause suffisante de l'euphorie. » Il propose une perspective politique et réglementaire de l'engouement pour la convergence. L'origine est facile à identifier : c'est la décision du gouvernement américain de privatiser Internet en 1995. Dès que la National Science Foundation (NSF) cède la gestion du réseau au secteur privé, on ne dispose plus de chiffres fiables. À la suite du lancement du premier navigateur graphique Mosaic en novembre 1993, la NSF note que le trafic double tous les trois mois. Internet maintient ce rythme jusqu'en avril 1995, date à laquelle la NSF se retire de la gestion du réseau. À partir de là, on entre dans une zone grise. Personne n'a soupçonné qu'un tel taux de croissance pouvait s'infléchir. Au contraire, on parlait d'accélération du temps, d'un temps Internet : en trois mois, on pouvait faire ce qui exigeait auparavant un an. Une griserie soudaine a fait croire qu'on découvrait un phénomène inédit. Les dégâts auraient-ils pu être évités? « Je me suis largement étendu sur la responsabilité des fondamentalistes du marché et des analystes financiers. La rigidité idéologique des premiers et le manque de rigueur professionnelle des seconds suffisent-ils à expliquer l'euphorie et la bulle boursière qui en découle ? Je ne le crois pas. Le facteur technologique à lui seul aurait-il été suffisant ? Je serais enclin à répondre « oui », mais je ne fais pas référence qu'à la surcapacité des méga-réseaux construits à tort et à travers. Je pense surtout à l'extraordinaire montée en puissance des technologies de l'information, face à la relative stagnation de l'information elle-même. » Le gros des investissements en RD du secteur des technologies de l'information va dans la filière « dure ». La course technologique épuise la machine industrielle nord-américaine, qui doit renouveler son infrastructure à un rythme ne lui permettant pas de rentabiliser ce qui vient d'être acheté Ð d'o endettement accru, instabilité, faillite. Jean Monty, l'un des principaux acteurs canadiens de la grande saga des télécoms, envisage aujourd'hui un moratoire sur la RD dure, comme il l'a exprimé dans une interview en novembre 2002 : « N'aurons-nous pas un pacte entre les Nortel de ce monde, non pour réduire le nombre de laboratoires et de chercheurs, mais pour les rediriger vers des activités humaines qui ont besoin de plus de recherche. » Le « rêve de Monty » renvoie à un déséquilibre profond qui ne peut être résolu que par un rééquilibrage de nos priorités économiques et culturelles. Si le succès technologique est la cause majeure de la crise des télécommunications, il convient peut-être de réorienter les efforts en faveur de l'innovation vers la production de services et de contenus Ð bref, vers des activités proches des sciences sociales et de la création artistique. André Préfontaine, président de Médias Transcontinental, a expliqué comment son entreprise a résisté aux sirènes de la convergence. Le profil de Transcontinental prédisposait l'entreprise à épouser la convergence. Elle est l'un des dix principaux imprimeurs commerciaux en Amérique du Nord et le quatrième groupe de presse écrite au Canada. Depuis l'acquisition des journaux communautaires de CanWest dans les provinces de l'Atlantique et en Saskatchewan en août 2002, Transcontinental est le seul éditeur canadien à avoir pignon sur rue dans les dix provinces. Pourquoi ne pas avoir ajouté la télévision, la radio, le câble ou de grands portails Internet à ses activités d'impression et d'édition? Transcontinental a pris ses distances avec le modèle de la convergence bien avant la chute des titres « technos » en octobre 2000, dit André Préfontaine. Le plan de match de l'entreprise repose sur quatre idées-forces. La première, c'est que la solidité financière est la condition préalable de tout développement durable. Transcontinental est l'une des entreprises d'impression et d'édition les moins endettées en Amérique du Nord. En période de ralentissement économique, cela lui permet, entre autres, de faire des acquisitions à prix beaucoup plus raisonnable qu'en période de forte croissance. La deuxième, c'est que son développement continue de passer d'abord par les produits imprimés. Transcontinental croit que les circulaires, les catalogues, les journaux et les magazines continueront pour longtemps d'être les éléments clés des programmes de marketing de ses clients et des habitudes des consommateurs. Elle ajoute des services complémentaires au besoin dans les nouvelles technologies de l'information et Internet, mais au rythme de ses clients. Troisièmement, le développement continue de passer par des créneaux à fort potentiel de croissance. Transcontinental est un imprimeur et un éditeur à créneaux. Ses acquisitions visent donc à renforcer sa position dans un créneau et non à dominer le marché. La quatrième idée-force, c'est qu'à l'achat pur et simple des expertises qui lui manquent, elle préfère créer des alliances avec des entreprises complémentaires à la sienne. C'est moins cher, plus efficace et plus profitable à tout point de vue. À l'idée de convergence, Transcontinental préfère l'idée de gestion de marques ou de promotion croisée, c'est-à-dire déployer ses contenus dans un éventail de médias. La promotion croisée s'étend à la télévision. Elle n'a pas acheté - et n'achètera pas - de réseau de télévision. Elle a simplement conclu des partenariats avec des cha”nes de télévision. Et, comme elle édite des magazines dans des créneaux, elle s'associe à des cha”nes spécialisées. « C'est ce que j'appelle de la convergence à petite échelle et à travers des partenariats », dit André Préfontaine.Un panel composé de MM. Hervé Fischer, auteur de plusieurs livres consacrés à l'univers du numérique, Robert Lewis, vice-président au développement des contenus chez Rogers Media, David Olive, chroniqueur financier au Toronto Star, et Michel Tremblay, vice-président à la stratégie et au développement commercial à la Société Radio-Canada, s'est demandé si la convergence avait toujours un avenir. Hervé Fischer constate qu'il y a une sorte de respiration de l'économie. Il y a eu la grande mode de la diversification. On voulait réduire les risques des cycles économiques en étant actif simultanément dans plusieurs secteurs très différents. Après l'échec de la diversification, chacun a cru devoir reprendre son domaine principal d'activités et élaguer les secteurs périphériques o il manquait d'expérience et avait perdu de l'argent. Puis, nous avons observé la respiration contraire: avec le développement des technologies numériques de communication, nous sommes entrés dans une phase de convergence intégratrice. Ce furent les années folles du numérique. La crise de la bulle spéculative n'est pas encore surmontée que déjà s'annonce le retour en puissance des technos et des télécoms inversement sous le signe de la divergence. La belle époque des point.com a fabulé sur les pouvoirs du numérique que proposait le mythe de la convergence technologique universelle. On y a vu le moteur d'une nouvelle économie mondialiste et même d'une globalisation unificatrice du monde. La convergence appelait à l'amalgame des médias et des contenus, avec des plans d'affaires intégrant tuyaux, logiciels multifonctionnels et contenus, la télévision, le téléphone, l'Internet, le cinéma, la musique, l'édition, les journaux, l'éducation et le commerce électronique. Généralisant la logique technologique, on a cru que les usages sociaux seraient aussi convergents, donnant naissance à un prétendu homo convergens infatigablement branché sur tous les écrans de la vie. Car cette vision suppose que nous soyons au point terminal de ces vastes ensembles, réceptifs à tous les messages et convergents dans nos besoins et nos usages sociaux. Cette notion est une utopie absolue, la rationalisation technologique et commerciale d'un fantasme délirant qui tournerait vite au cauchemar. Le réveil est brutal. Faut-il se venger du rêve devenu cauchemar en ironisant sur la révolution du numérique ? Ce serait une erreur aussi fatale que l'engouement précédent; car le numérique est une vague de fond qui va s'amplifier et se généraliser à tout le kaléidoscope des activités humaines. Après la crise, qui a entra”né une restructuration et une consolidation de nos industries numériques, les bourses recommencent à frémir ; les branchements Internet, le commerce électronique et les transactions bancaires en ligne progressent ; la respiration de l'économie va continuer. Certes, le retour du principe de réalité est souvent moins séduisant que le feu d'artifices de l'imaginaire, mais il peut être plus durable. Une fois la convergence démystifiée, les entreprises redécouvrent le réalisme des médias, qui ne peuvent pas être mélangés comme une soupe de légumes pour constituer un média supérieur, convergent et universel, additionnant les vertus de chacune de ses parties. Ce n'est pas parce que l'on intègre la radio, la télévision, le journal, le téléphone cellulaire, qu'on va avoir une valeur ajoutée, un tout qui serait plus que la somme des parties. Parce que les usages sociaux ne sont pas convergents. Par définition, les usages sociaux sont divergents et nous cultivons leurs différences. Les médias ont de la valeur ajoutée, non pas quand on les met ensemble, mais quand on va chercher leurs spécificités. Les médias sont comme les langues et les arts : ils s'influencent, mais la force réelle de chacun, aussi bien culturelle que commerciale, est dans l'exploitation de sa différence. Les nouveaux plans d'affaires vont reprendre en compte le principe incontournable de la divergence des médias et de la spécificité de leurs contenus, usages sociaux et marchés. Nous sommes au moment o après avoir célébré à un coût faramineux l'illusion de convergence, nous redécouvrons que c'est dans la fragmentation et la re-spécification des usages du numérique que nous allons découvrir les usages sociaux et donc les marchés des NTIC. « Sans être prophète, dit-il, je ne doute pas que l'économie du numérique va rebondir spectaculairement, parce qu'elle est désormais à la croisée des activités humaines. » Robert Lewis a noté que Rogers Media ne s'était pas laissé emporter par la convergence. « Nous avons ciblé des acquisitions stratégiques, dans les sports, la radio destinée aux minorités ethniques, les publications féminines et celles destinées aux divers groupes professionnels. » En anglais et en français, ces quatre domaines sont l'essentiel des affaires de Rogers Media. L'entreprise possède quelque 60 publications, 43 stations de radio, deux stations de nouvelles continues, SportsNet, deux stations de télévision multiculturelles, et le florissant Shopping Channel, qui vend pratiquement de tout. Dans le cadre de la convergence, Rogers Media a créé :
« Bref, dit Robert Lewis, nous avons réussi à créer une relation de collaboration plus étroite entre nos diverses entreprises, qui restent très indépendantes. Nous avons respecté leur droit de rester à l'écart de tout projet. Il y a eu des obstacles. Il arrive que des rédacteurs en chef se méfient des initiativesdu siège social. Il y a bien sûr des barrières psychologiques à franchir, pour les rédacteurs en chef surtout, par rapport à des projets « maison » et qui ne sont pas de leur cru. Nous avons subi des échecs, mais ils ont été moins nombreux que nos réussites. » David Olive estime qu'il est trop tôt pour juger des perspectives d'avenir de la convergence. Mais nous savons qu'à court terme, la convergence sera l'otage de la piètre situation financière des nouveaux géants des médias. La convergence s'est révélée une stratégie perdante pour les actionnaires. Ajoutez à cette difficile naissance de la convergence le scepticisme qui a toujours accueilli les promesses de synergies des nouveaux empires. En théorie au moins, il devrait y avoir des avantages incontestables à réunir le talent, l'argent et le pouvoir de distribution d'une entreprise unifiée. Mais jusqu'ici, les retombées ont été modestes. Autre motif d'inquiétude, la résistance au changement à l'intérieur des entreprises fusionnées sape la vision de la convergence. « Côté création, dit Olive, je ne connais pas d'initiative en journalisme ni en divertissement qui ait été rendue possible par la convergence. Nous attendons vainement le grand documentaire de sport réalisé du fait que Walt Disney possède le réseau ESPN, le studio Touchstone Pictures et les Mighty Ducks d'Anaheim. O est la série d'investigations sur la santé, la science ou l'environnement du fait que CanWest Global possède le Vancouver Sun, le portail Canada.com et des stations de Global TV dans la plupart des grandes villes du Canada? » La triste réalité, c'est que la convergence a lourdement endetté les entreprises et qu'elles sont aujourd'hui en régime d'austérité. David Olive a confiance qu'avec le temps, les progrès technologiques, surtout du sans-fil et de l'Internet, conduiront à de nouvelles méthodes de distribution de contenu et que les journalistes et autres créateurs de contenus, une fois habitués à leur nouvelle vocation multidisciplinaire, élaboreront de nouveaux genres de contenus. « Il ne fait pas de doute que nous passerons par des temps difficiles, dit-il. À court terme, les efforts des acteurs les plus ambitieux de la convergence se porteront sur la survivance. Je me demande si nous n'avons pas perdu une occasion de voir ce que la convergence aurait pu donner si elle avait été poursuivie de façon plus graduelle et plus mesurée. » Michel Tremblay a rappelé que la société d'État avait été le premier grand conglomérat médiatique au pays. « Mais, dit-il, ce n'est que récemment que nous avons commencé à tirer partie de cette situation. » Pour l'essentiel, la vision de Radio-Canada s'articule autour du fait que sa compétence clef est de créer des contenus distinctifs qu'elle doit offrir aux Canadiens sur les plateformes de leur choix. CBC et Radio Canada alimentent plus d'une quinzaine de plateformes et de nombreux autres services spécialisés véhiculent ses émissions. Ces contenus sont remaniés et adaptés pour convenir à ces nouvelles plateformes. Le secteur de l'information illustre comment Radio-Canada crée ces synergies et en augmente la portée. Radio-Canada a lancé des services comme Newsworld et RDI il y a une dizaine d'années et elle a été l'un des précurseurs de l'utilisation d'Internet avec Radiocanada.ca et cbc.ca, qui sont dans leurs marchés respectifs les sites Internet les plus fréquentés au Canada. La radio et la télévision travaillent plus étroitement que jamais. Autrefois, les réseaux opéraient de façon très autonome. Cette période est révolue. Soulignons, à titre d'exemple, la manière dont les correspondants étrangers alimentent la télévision et la radio, en anglais et en français. La création de synergies ne se limite pas au secteur de l'information. La diffusion simultanée de séries dramatiques aux deux réseaux démontre aussi la volonté de la Société de réaliser des synergies avec des contenus novateurs. Les alliances sont d'importance stratégique pour Radio-Canada. Elles servent à mieux gérer le niveau de risque des nouvelles initiatives. Ainsi ont été développés des services spécialisés comme ARTV, Documentary Channel et Country Canada. « À la question de savoir si les synergies des contenus ont un avenir, dit Michel Tremblay, la réponse est simple : elles sont inévitables et nécessaires. »
Que retenir de l'expérience de la presse américaine sur Internet ?
Steve Outing, du centre de journalisme Poynter Institute et chroniqueur des médias interactifs à Editor & Publisher, dit être de ceux qui attendent le plus de la convergence des contenus. « Mes raisons sont multiples, dit-il. De toute évidence, le tirage des journaux est en déclin. Les heures passées devant la télévision diminuent. Presque tous les médias sont en perte de vitesse. » La grande raison, selon lui, c'est que les habitudes des consommateurs changent. « Prenons l'exemple hypothétique d'un événement majeur. Vous pourriez en être alerté par votre cellulaire. Plus tard, vous regardez la télévision pour avoir plus de détails. Plus tard encore, vous consultez un site Web et lisez les commentaires et analyses des journaux. Bref, à une seule nouvelle, le consommateur réagit toute la journée sur une variété de plateformes. Cela deviendra la norme d'ici deux ans, cinq ans tout au plus. » L'un des avantages de la convergence est la promotion croisée. Il est de plus en plus courant de se faire dire dans un bulletin de nouvelles qu'on peut approfondir l'information en ligne. Le nombre de gens qui donnent suite à l'invitation est ahurissant. Les consommateurs veulent recevoir des contenus o qu'ils soient et dans le format de leur choix. Les organes d'information sont forcés de les suivre. Les modèles de convergence sont évidemment ceux des grandes entreprises. Mais de petites entreprises font des trucs intéressants. Le Tampa News Center, par exemple, réunit à un super pupitre des rédacteurs de presse écrite, de télévision et d'information en ligne. Je crois que ce sera le modèle de l'avenir pour bien des journalistes. Les médias publieront en divers formats et les reporters produiront des contenus qui seront mis en forme selon les besoins de chacun d'eux. Dans cet univers, il y aura plus de travail pour les rédacteurs qui font ce genre de mise en forme. Déjà, beaucoup d'écoles de journalisme aux États-Unis ont des programmes de formation multimédia. L'étudiant peut s'orienter vers la presse écrite, mais il lui faut apprendre à écrire pour les autres médias. Côté économique, il est évident qu'aucune des entreprises d'information qu'on a fait converger ne sait ce qui l'attend. La plupart avouent qu'elles ne font pas d'argent, mais elles n'en perdent pas non plus. En résumé, la convergence est une idée bien vivante dans le journalisme. Les lecteurs sont les premiers à exiger qu'on la prenne au sérieux et qu'on la poursuive, car ils souhaitent pouvoir s'informer en utilisant tant les nouveaux que les anciens médias. |
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