Le Québec s’est interrogé sur la liberté d’expression lors du débat sur CHOI FM et du scandale de la prostitution juvénile où des personnalités des médias ont attisé la colère et l’intolérance et des réputations ont été détruites avant toute forme de procès. Deux libertés fondamentales se sont heurtées. D’une part, les médias doivent aborder des sujets controversés. Ils peuvent et doivent exprimer des opinions et analyser les événements à chaud. D’autre part, les libertés ont des limites. Tout comme les secrets d’État ne peuvent être publiés à la une des journaux, ce ne saurait être l’un des buts du journalisme de faire sombrer des personnalités dans l’hystérie. L’équilibre dépend de multiples facteurs.
Notre société affiche un curieux paradoxe. S’il est une liberté universellement acceptée, c’est la liberté d’expression. Pourtant, elle est sans cesse contestée. C’est, en fait, l’une des plus faibles garanties dans la Charte.
La société canadienne est conformiste et la privation
juridique du droit de parole, encore qu’elle existe, n’est
que la partie visible de l’iceberg. On craint de perdre son
emploi, de limiter son ascension sociale, d’offenser ses voisins.
Le politiquement correct est un poison de notre société
et il affecte particulièrement ceux qui ont des choses à
dire. Divers sujets, notamment les langues officielles, l’ethnicité,
le Moyen-Orient, les questions relatives au sexe et la remise en question
de la démocratie électorale, sont des entreprises à
hauts risques et ceux qui les abordent s’exposent à de
sérieuses conséquences.
Non pas qu’il en ait déjà été autrement.
John Milton, qui, dans ses Prolégomènes, a peut-être
été le premier champion de la liberté d’expression
comme nous la concevons aujourd’hui, faisait néanmoins
exception pour le catholicisme, qui, selon lui, relevait de la trahison.
Heureusement, il s’opposait aussi à toute restriction
préalable et suggérait que justice soit rendue après
la publication ; sinon, on ne saurait jamais si la menace que constituait
l’acte était réelle ou simplement une excuse à
quelque arrière-pensée.
Le principe vaut toujours. Les limites à la liberté d’expression ne devraient pas prendre la forme de censure préalable, officielle ou informelle, mais être déterminées après coup par des procédures civiles et (rarement) pénales.
Le deuxième principe à recommander, c’est de traiter avec la plus grande défiance les groupes de pression et les freins qu’ils réclament à la liberté d’expression. Les lobbys - ethniques, religieux, féministes ou machistes et économiques - sont très puissants au Canada et chacun a une bête noire qu’il veut museler. Les lobbys ethniques et religieux réprouvent toute critique de leurs coutumes et principes, le lobby des affaires est gêné par les piquets de grève de solidarité, les lobbys sexuels n’aiment pas les commentaires, voire les blagues, de mauvais aloi, et ainsi de suite. Les lobbys ont largement contribué à la protection et à l’intégration de leurs membres dans la société et il serait injuste de les présenter comme des ennemis de la liberté. Toutefois, en matière de liberté d’expression, nous devons nous méfier des intérêts partisans et de la position de tout lobby puissant. Plus le lobby est fort, plus il faut s’en méfier.
La description qu’a faite du Canada l’ex-Premier ministre Joe Clark - « une communauté de communautés » - pose un danger particulier. Non seulement est-elle inexacte, mais elle a pour effet de diluer la dualité réelle du Canada - anglaise et française. De plus, elle sacralise le rôle des groupes, ce qui rend difficile pour les citoyens de changer d’identité ou de s’en dissocier. Il est même difficile de critiquer le multiculturalisme. Pourtant, le but de la liberté d’expression n’est pas simplement de permettre aux citoyens de s’exprimer sans crainte, mais de permettre à « l’impensable » de s’exprimer pour provoquer le changement.
Si quelqu’un avait préconisé la liberté
sexuelle des femmes ou le mariage homosexuel au 19e siècle,
on l’aurait peut-être poursuivi en justice. Les mésaventures
d’écrivains comme le Marquis de Sade, Flaubert, Zola
et même Thomas Hardy devraient nous convaincre que la restriction
de la liberté d’expression affecte non seulement les
marginaux, mais aussi les visionnaires et les grands esprits.
Dans toutes les sociétés, les puissants et les riches ont plus d’influence, plus de pouvoir et plus d’intérêt à réprimer les autres. C’est une illusion de croire que le politiquement correct profite aux plus faibles membres de la société. Demandons-nous qui est vraiment puissant dans la société. Il est possible que des groupes autrefois « opprimés » soient maintenant privilégiés. La perception de ceux qui se disent victimes n’est pas forcément juste. Quoi qu’il en soit, la liberté d’expression tend en général à protéger les faibles et les moins populaires. C’est un élément à prendre en compte avant de la limiter.
Le troisième principe, c’est de laisser la protection des réputations à la justice civile. On dira qu’elle est trop onéreuse et l’argument a du mérite, mais alors il faudrait la rendre plus accessible, non pas s’en remettre aux mesures pénales ou disciplinaires.
L’ennui de celles-ci, c’est qu’elles ont souvent un effet excessif sur l’accusé, qui en sort financièrement et professionnellement ruiné, et n’offrent rien aux victimes qu’un sentiment malsain de satisfaction. Au Moyen-âge, les victimes jouaient un rôle important en droit criminel. Elles ont été graduellement marginalisées quand il est apparu que la justice inspirée par les victimes était peu fiable et très injuste. Le rétablissement de l’intervention de la victime dans notre système de justice pénale est un développement troublant des dernières années. La déclaration de la victime signifie que le châtiment du malfaiteur dépend encore une fois de l’indulgence de sa victime.
Les procédures pénales et disciplinaires sont aussi indésirables parce que notre société répugne à pardonner malgré le passage des ans et qu’un casier judiciaire hante une personne pour la vie.
Le quatrième principe à observer, c’est de restreindre le moins possible. Dans les procédures pénales, disciplinaires et civiles, la présomption devrait être la liberté d’expression ; la restriction doit être l’exception. Certaines limitations vont de soi, par exemple en matière de sécurité nationale, mais elles présentent toutes des risques d’abus. L’émission d’un certificat de sécurité nationale contre Ernst Zundel, qui est certes un personnage odieux, mais loin d’être une menace pour la sécurité publique, devrait nous alerter aux dangers de toute restriction, surtout les mieux intentionnées.
L’application de ces principes aux médias signifierait à coup sûr de ne punir que les fautes les plus flagrantes et de déférer les autres à la justice civile, où la liberté d’expression devrait aussi être la règle et les dommages-intérêts l’exception.
Cela peut sembler insatisfaisant à qui des attaques sans scrupules ont porté préjudice, mais il y a d’autres remèdes.
L’un est de rendre la justice civile plus accessible. Une démocratie qui ne donne accès à la justice qu’aux puissants et aux riches est une imposture.
D’autres solutions ne relèvent pas du droit, mais des
attitudes culturelles et morales. On attache trop d’importance
à ce qui est dit. Les journaux regorgent de demandes d’excuses
et de démissions pour des blagues scabreuses, de malheureux
lapsus ou l’expression d’opinions impopulaires. On devrait
enseigner et pratiquer l’indifférence et un degré
de tolérance qui rendrait insignifiantes la plupart de ces
remarques.
L’exigence d’excuses historiques est particulièrement ridicule. Toutes les générations réinterprètent l’histoire et l’idée que les descendants d’un groupe devraient s’excuser suivant la perception actuelle de l’histoire est anachronique, anti-intellectuelle et, à la fin, moralement répréhensible. En exigeant des excuses, on entérine une forme de responsabilité collective fondée sur l’hypothèse que notre génération a trouvé des vérités absolues qui échappaient à nos ancêtres. La relativité de l’interprétation de l’histoire de notre époque devrait être un sujet de discussion bien plus qu’un calcul des doléances passées.
Notre incapacité de voir l’évolution historique est à la source de notre empressement à punir les professionnels et les universitaires pour des avances de nature sexuelle faites dans les années 1960 et 1970 alors que les règles qui s’appliquaient étaient différentes. Elle nous permet aussi d’étouffer tout discours préconisant un renversement de gouvernement (ex. en niant le statut de réfugié) tout en idolâtrant des hommes comme Jefferson, Garibaldi et Kosciuszko et de fermer les yeux sur la contradiction. On ne peut présumer que notre type de démocratie libérale constitue la fin de l’histoire et nous devrions prendre garde de ne pas interpréter les événements passés comme le prologue de notre « parfait » présent.
La notion d’histoire et de moralité nous amène au dernier élément normatif de la lutte pour la liberté : l’éducation.
L’éducation des journalistes aurait certes un effet
salutaire si on leur enseignant à distinguer la culpabilité
du soupçon de culpabilité. Et l’éducation
de tous les citoyens élèverait le niveau de compréhension
de l’histoire et de la justice. Mieux encore, une bonne éducation
enseignerait la valeur de la dissidence, de l’originalité
et même de la désobéissance aux règles.
Cela mènerait à une bien plus grande tolérance
envers les idées peu conventionnelles et entraînerait
le déclin du journalisme à sensation, non pas par des
interdictions et des sanctions, mais par la perte d’auditoire.
Médias, liberté et intérêt
public
Bibliothèque Gabrielle-Roy
20 octobre 2004
19 h 30
Que font les médias de la notion d’intérêt
public?
Notes de Laurent Laplante
Introduction
J’annonce mes couleurs. Je suis allergique à la censure. Même s’il m’arrive de détester certains propos proférés par les médias, je préfère subir cet inconvénient que réclamer la censure et surtout la censure préalable. Rien dans la suite de mes propos ne devrait occulter ce repère. D’autre part, mes commentaires viseront certaines activités médiatiques en particulier : l’information et les affaires publiques plutôt que les oeuvres de fiction, l’écrit et la radio plutôt que la télévision, le secteur public plus que le privé... Je ne condamne pas le reste, je circonscris mes observations.
J’avoue manquer de sérénité quand je scrute la relation actuelle des mass-médias avec l’intérêt public. La montée en puissance du néolibéralisme affadit tellement l’intérêt public que s’amplifie une crainte : les médias sont-ils désormais dispensés, se sentent-ils désormais dispensés d’une préoccupation civique ? Mon inquiétude s’alourdit du fait que le secteur public de la radiotélédiffusion réagit aussi mal à l’influence du néolibéralisme et que les journalistes ne distinguent pas toujours nettement intérêts corporatifs et besoins sociaux.
Comme je ne crois pas à l’objectivité, ni à la mienne ni à celle des autres, je n’ai aucun mérite à reconnaître d’entrée de jeu que le filtre à travers lequel j’évalue la relation entre l’intérêt public et le monde du journalisme et des mass-médias est teinté. Par le gris plus que par le rose.
1. Un bilan contrasté
Parodions Shakespeare un instant : tout n’est pas pourri, loin de là, dans le royaume des médias. Ceux et celles qui ont connu les médias et le journalisme d’avant la révolution tranquille peuvent témoigner des progrès accomplis. Ce que Georges-Émile Lapalme raconte de la vénalité à peu près généralisée des journalistes n’était que trop vrai, mais cela appartient à une époque révolue. La syndicalisation des salles de rédaction a amélioré les conditions salariales du métier et provoqué une heureuse épuration des moeurs.
La révolution tranquille a également sonné le glas de la censure et de l’autocensure. On n’imagine plus que L’amant de Lady Chatterley divise la Cour suprême, que Les Fées ont soif mobilise l’opinion, que La Belle de céans scandalise une partie de l’auditoire de Radio-Canada, que I, A Woman, Les Ballets Africains ou Playboy jette dans les transes une escouade de la moralité. Même dans des domaines spécialisés comme celui de la chronique judiciaire, le changement est patent. Julius Grey le dirait avec plus de compétence que moi, la crainte révérentielle qui empêchait les journalistes de critiquer les décisions des tribunaux n’intimide plus beaucoup. Autant de motifs de réjouissances.
Il est également réjouissant de constater de nets progrès chez certains journaux. Lire Michel C. Auger et J. Jacques Samson dans Le Journal de Québec, c’est un signe des temps. Voir qu’un journal comme Droit de parole dans la Basse-Ville de Québec dure depuis trente ans, c’est également le signe d’un bel entêtement.
L’autre versant du bilan est plus équivoque et souvent
moins glorieux. Dans son survol du journalisme québécois,
Jean de Bonville montre fort bien qu’une logique marchande a
pris le pas sur l’allégeance politique. Sont disparus
les journaux ostensiblement rattachés à un parti, comme
Montréal-Matin, ont prospéré les journaux «
généralistes » et préoccupés uniquement
de gonfler leur lectorat, comme La Presse. On cherche plutôt
le dénominateur commun entre divers auditoires que le dévouement
à un public circonscrit.
Au passage, on a converti une majorité des hebdomadaires régionaux
en circulaires. Au moment où Réginald Martel animait
sur les ondes de Radio-Canada l’émission hebdomadaire
Regards sur le Canada français, il pouvait puiser dans Le Clairon
maskoutain, La Frontière, Le Canada français, L’Écho
du Nord, L’Écho abitibien, etc. On parle toujours des
régions, mais les conglomérats urbains les ont privées
de la plupart de leurs moyens d’expression.
On a assisté aussi au changement de la garde à l’intérieur des quotidiens : des gestionnaires ont succédé aux grands patrons de presse. Ce n’est plus un Jean-Louis Gagnon, un Gérard Filion, un Gérard Pelletier ou un Claude Ryan qui détient et exerce le pouvoir suprème, mais un personnage plus familier de la finance que de l’analyse politique ou sociologique. Certains jugeront qu’un tel changement de la garde équivaut à une censure préventive ; je ne les contredirai pas.
L’avènement des nouvelles technologies a contribué à modifier les relations de travail et les rapports de force entre les parties patronales et les syndicats. Linotypistes et typographes ont cédé le pas aux maquettistes et aux informaticiens. Pendant les conflits de travail, la ligne de piquetage ne signifie plus grand-chose et l’on a assisté au cours des récentes années à des grèves de quotidiens qui ne parvenaient même pas à interrompre la publication. Si les journalistes de Radio-Canada débraient ou sont mis en lock-out, les députés fédéraux posent moins de questions que si disparaît la Soirée du hockey. Si l’intérêt public est encore présent dans les esprits, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il se manifeste discrètement.
Autre modification substantielle dans la façon d’assurer le service public, les récentes décennies ont modifié plusieurs fois la notion de concentration de la presse. Il fut un temps où une personne ne suscitait nulle protestation si elle possédait l’ensemble des médias d’une région et même davantage. Pensons à Jules Brillant à Rimouski : CJBR, CJBR-TV, Le Progrès du Golfe, L’Écho du Bas-Saint-Laurent, Québécair, La Compagnie de pouvoir du Bas-Saint-Laurent, etc. En Estrie, c’était le règne de Desruisseaux. Dans le Nord-Ouest, celui de Gourd. Par la suite, ce type de concentration a été contesté, puis remplacé par une autre concentration. Radio-Mutuel, Télémédia, Gesca, Hollinger... pouvaient contrôler une série de médias d’une même « espèce ». Je saute les étapes qui, de nuances en subtilités, ont conduit à la situation actuelle. Que le câblodistributeur soit propriétaire d’une chaîne de télévision et offre aussi les autres ne constitue plus, paraît-il, un risque de concurrence déloyale. On ne lui interdira pas non plus la « synergie » qui utilise un journal quotidien pour mousser la programmation de sa soeur télévisuelle. Concentration ? Non. Synergie. Et totale résignation au néolibéralisme. Les gouvernements affirment ne pouvoir rien faire. Il fut pourtant une époque où le gouvernement central sourcillait quand des entreprises canadiennes inscrivaient dans leurs dépenses d’exploitation la publicité payée à Reader’s Digest ou à Time. Tout comme il fut un temps où le tarif postal de deuxième classe constituait un soutien discret à la distribution des médias écrits.
En ce qui a trait au raffinement, au respect de la langue ou de la culture, le fossé s’élargit entre l’époque où Radio-Canada présentait des téléthéâtres, des Heures du concert, Radio-Collège, Pays et merveilles... et celle-ci. La télévision publique affirme ne pas se laisser dicter sa programmation par les cotes d’écoute, mais il devient difficile de la croire. Quant à la radio de Radio-Canada, elle semble chercher sa vocation. Pour ne donner que de rapides illustrations, la littérature ne fait plus partie des domaines scrutés de façon systématique et la musique classique cherche vainement son créneau. Radio-Canada continue néanmoins à affirmer chaque matin, assez tôt pour que personne n’entende, qu’elle diffuse ses émissions en conformité avec le permis obtenu du CRTC. La radio de Radio-Canada excelle d’ailleurs à faire indirectement ce qu’elle n’a pas le droit de faire indirectement. Puisqu’elle n’a pas le droit d’accepter des commerciaux, elle multiplie les invitations à aller voir ce qui est présenté à la télévision de Radio-Canada... où la réclame est permise.
Quant aux journalistes, leurs interventions dans le débat public oscillent entre le souci corporatiste et l’authentique préoccupation sociale. Certes, ils interviennent quand la concentration procède à une nouvelle offensive, mais on peut se demander si l’on s’inquiète des éventuelles pertes d’emploi ou de la décroissante diversité de la presse. La motivation n’est pas davantage univoque quand la magistrature s’inquiète des dérapages survenus à l’intérieur des palais de justice. La Fédération professionnelle des journalistes monte aussitôt aux barricades sans s’enquérir des mesures envisagées et sans se demander si les médias ne manifestent pas un dangereux mépris des institutions et des présomptions d’innocence. Les journalistes ne semblent pas non plus préoccupés des contraintes que leur corporatisme fait peser sur le Conseil de presse.
2. Un secteur névralgique
Que le néolibéralisme règne, cela ne constituera pas une révélation pour qui que ce soit. Pour plusieurs, ce n’est d’ailleurs pas un sujet d’inquiétude. Soit. Mais que le néolibéralisme soit laissé à sa seule dynamique dans le domaine des médias et de l’information, voilà, selon moi, qui pose problème. Ce n’est plus d’exception culturelle qu’il faut parler, mais de l’espace vital requis par la démocratie, la culture, la santé sociale.
Pourquoi isoler ce secteur ? En raison de sa nature spécifique et des enjeux qui lui sont propres. Les médias assument, répétons-le, une double nature : ils sont à la fois des entreprises à but lucratif et les dispensateurs de l’information et de l’analyse, à la fois des organisations libres de se rentabiliser et les garants d’une emprise démocratique sur les activités de la société. Pas de démocratie sans citoyens informés. Pas de démocratie sans une presse libre, diversifiée, fiable. Pas d’identité non plus dans un État si nul ne renseigne les citoyens sur les pressions économiques propices à l’homogénéisation. Pas de société lucide et solidaire sans une vie intellectuelle et culturelle déployée à divers paliers. Sur chacun de ses fronts, la presse porte des responsabilités lourdes et précises, car l’intérêt public est mis en cause. Ce qui précède a quelque peu déblayé, j’espère, le sens que donnent (ou ne donnent pas) les médias à l’intérêt public.
Si l’on admet que la vie démocratique requiert une telle presse, une telle information et une telle vie culturelle, la réflexion s’oriente vers les moyens d’obtenir ce résultat. Peut-on faire aveuglément confiance au libre marché et attendre de lui qu’il crée, développe et maintienne la liberté de l’information, sa diversité, sa fiabilité, sa sensibilité à la culture ? Formulée autrement, la question devient celle-ci : les attitudes actuelles de la presse incitent-elles à la confiance ou à l’inquiétude ? Si l’on croit que tout va bien, laissons aller les choses et félicitons les médias de leur dévouement à la chose publique. Dans l’hypothèse où la prudence paraît de rigueur, il faudra réussir différentes harmonisations. Réconcilier les droits des médias et la nécessité défense de l’intérêt public. Réconcilier la liberté des entreprises d’information et les droits de la société en la matière. Conciliations délicates.
Les médias du secteur privé sont, dans l’immense majorité des cas, des entreprises à but lucratif. Quelques exceptions existent, mais rien qui puisse empêcher la quête de profit de constituer la tendance lourde. Cela admis, les corollaires sont vite observables. J’y reviens en fusillade : regroupements des titres, économies d’échelle réelles ou appréhendées, fusion des salles de rédaction, culte de la synergie, recours de tous à une poignée d’agences de presse, recours au travail précaire... Ainsi le veut la logique marchande à laquelle les médias, comme les autres entreprises à but lucratif, se soumettent spontanément. Tant qu’il n’y a pas collision entre cette logique et les besoins fondamentaux d’une société démocratique, on évite le drame. Si, par contre, la concurrence devient féroce ou, au contraire, inexistante, si le marché est sollicité par un plus grand nombre d’intervenants, si la marge bénéficiaire commence à fondre, si on pense l’accroître par les fusions et les synergies, l’industrie a tôt fait de réclamer (ou de s’octroyer) une plus grande marge de manoeuvre.
Cette situation est d’observation courante. S’il n’y a pas surveillance et réglementation, les commerciaux charcutent la création, les contingentements visant à assurer un contenu canadien sont ignorés, la publicité fait pression directement ou par la référence aux cotes d’écoute, etc. Dans un duel en champ clos entre le néolibéralisme et le droit du public à une diffusion diversifiée, fiable et digne, bien naïf qui pariera sur l’intérêt public. Que l’on hésite sur les moyens les plus indiqués pour préserver un certain équilibre, cela va de soi ; qu’on renonce à soutenir le droit du public à une information propice à la vie démocratique, c’est accepter la dictature des conglomérats.
Le secteur public, au moins en théorie, échappe à cette logique marchande. L’intérêt public y est une référence explicite, ne serait-ce qu’en raison du fait qu’une portion du financement vient de fonds publics. Les objectifs ont cependant évolué là aussi. À une certaine époque, Radio-Canada faisait face à un triple mandat : «informer, instruire et distraire ». Quand Judy Lamarsh en tira comme conclusion que Radio-Canada devait dispenser des cours, les provinces réagirent. Le Québec, l’Alberta et l’Ontario occupèrent le champ grâce à leur télévision éducative. Le gouvernement central laissa tomber la prétention à « instruire » et les cours télévisés disparurent de l’antenne de Radio-Canada. Reste que Radio-Canada a mandat de distraire, mais aussi d’informer.
Qu’en est-il dans les faits ? Bien entendu, les opinions diffèrent. Une tendance lourde se manifeste pourtant : le secteur public est en perte de vitesse en matière d’information, et cela, en quantité autant qu’en qualité. L’auditoire radio-canadien rétrécit et ce qu’on lui offre le laisse sur sa faim. Facteur aggravant, la confusion des genres oblige les auditoires à consacrer de plus en plus de temps à la recherche des précieuses pépites qui se cachent encore dans la programmation. Toutes les émissions, en effet, touchent à tout, l’animation déborde sur le commentaire, les styles musicaux tournent à la macédoine, la radio rabat les auditeurs vers les inepties télévisées...
Radio-Canada réussit en outre un impressionnant tour de force : aucune évaluation ne lui est applicable. On prétend mépriser les cotes d’écoute, mais on leur voue un culte de plus en plus exigeant. On modifie la programmation sans l’aval explicite du CRTC. Quiconque déplore la détérioration de la langue parlée en ondes s’expose à une réplique cinglante : « Nous ne visons pas un auditoire de dix intellectuels ! » Si la critique va dans l’autre sens et reproche à Radio-Canada de perdre ses auditoires traditionnels en matière d’information et d’affaires publiques, la réplique pivotera : « Nous ne sommes pas là pour les cotes d’écoute ! » L’argumentation est à géométrie variable, alors qu’il devrait être possible d’évaluer avec nuance et clarté l’atteinte des objectifs.
3. Amnésie médiatique ?
Le métier de journaliste et l’appartenance au monde des médias devraient assurément échapper à la conscription. Mais ils ne devraient pas esquiver les responsabilités qui vont de pair avec l’intervention en zone socialement névralgique. Publier, diffuser, mettre en ligne ne peuvent ni ne doivent se réduire à une activité purement commerciale. C’est pourtant la conception que se font de leurs droits l’immense majorité des médias du secteur privé et, de façon croissante, la radio et la télévision de Radio-Canada. Tout se passe comme si les composantes essentielles de la démocratie, de la vie en société et de la culture pouvaient se transiger, se vendre, s’aliéner comme n’importe quel produit commercial et quantitatif.
On réagirait de la mauvaise façon si on prétendait corriger un dérapage social ou culturel en appliquant des critères lourdauds à la démocratie ou à a culture. Si les médias ignorent les dimensions qualitatives de leur rôle, des mesures quantitatives ne les réveilleront pas. D’ailleurs, la sociopolitique canadienne des médias traite différemment les médias écrits et la presse dite électronique. Dans la première catégorie, c’est presque la liberté des enfants de Dieu qui est la pratique ; dans la seconde, des organismes interviennent soit pour accorder des permis d’exploitation soit pour déterminer les règles applicables au contenu ou au style à respecter. On prétend, bien entendu, que l’État n’intervient dans le domaine électronique qu’en raison de la rareté des fréquences. On peut penser, cependant, que l’État, bienveillant et paternaliste, fait davantage confiance à ceux qui savent lire qu’aux consommateurs d’images ou de bruits.
Il faut pourtant des limites. Des principes, peu nombreux et assez simples, devraient recevoir d’emblée l’adhésion des médias. Je pense ici à la « fairness doctrine », équivalent approximatif de la règle audi alteram partem, au respect des réputations, à la séparation de l’information et de la publicité, etc. Privés ou publics, les médias devraient s’incliner devant de tels minima. Malheureusement, ce n’est pas le cas, ce qui en dit long sur le souci de l’intérêt public de la part des médias. Est-ce mieux dans le cas de Radio-Canada ? La différence est de moins en moins visible. D’une part, je l’ai dit, parce que Radio-Canada accepte ou rejette selon son caprice l’évaluation quantitative des cotes d’écoute. D’autre part, parce que Radio-Canada, qui est appelée à une performance qualitative particulière et qui est financée en conséquence, n’a jamais élaboré de critères d’évaluation qualitative crédibles et publics.
Quelques orientations me paraissent devoir se dégager. Dans
le cas de Radio-Canada, il est évidemment urgent que la notion
d’intérêt public soit réhabilitée.
La mise au point de mécanismes d’évaluation qualitative
irait dans ce sens et je crois que les universités pourraient
aider grandement. Dans le secteur privé, je serais tenté
de réduire le rôle de l’organisme de contrôle
à l’octroi des fréquences et à la surveillance
des contingentements requis pour l’épanouissement de
l’exception culturelle. Pour tout le reste, je laisserais jouer
le marché, à une nuance près cependant : dans
le cas de plaintes présentant une vraisemblance de droit dûment
établie, les radiodiffuseurs devraient contribuer au financement
des contestations. Dans le cas de la téléphonie, le
CRTC applique déjà le principe et Bell doit payer pour
que les consommateurs puissent embaucher des experts comparables à
ceux du conglomérat. La Régie québécoise
de l’énergie a appliqué le même principe
en versant plus d’un million aux groupes qui contestaient devant
elle le dossier du Suroit. Dans cette hypothèse, le CRTC se
libérerait des plaintes et les tribunaux ordinaires seuls procéderaient
aux arbitrages requis, mais le déséquilibre des ressources
financières cesserait de favoriser les radiotélédiffuseurs.
Dans le cas des journalistes, le découpage temporel auquel a procédé Armande Saint-Jean (Éthique de l’information - Fondements et pratiques depuis 1960, PUM, 2002) est en lui-même un questionnement exigeant. De 1960 à 1970, dit l’auteure, phase d’éveil et de croissance. De 1970 à 1980, phase de militantisme. De 1980 à 1990, phase d’embourgeoisement. De 1990 à 2000, phase de mutation. Là s’arrête le survol, ce qui dispense l’auteure de dire vers quoi nous mènent la montée du journalisme d’humeur, les croisements d’intérêts corporatifs, le déséquilibre des forces entre le sydicalisme et les grandes entreprises de presse.
Conclusion
- L’intérêt public n’est plus, aux yeux des médias, un critère important. Le verdict est plus net dans le secteur privé, mais il s’applique, hélas !, dans le secteur public également.
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